- 27 Dec, 2025 *

đ "La Marche de Radetzky", roman de Joseph Roth, publiĂ© en 2013 aux Editions du Seuil.
LâĆuvre magistrale de Joseph Roth, La Marche de Radetzky, publiĂ©e en 1932, se dresse comme un monument crĂ©pusculaire au cĆur de la littĂ©rature europĂ©enne du XXe siĂšcle. Ăcrit dans lâombre portĂ©e de lâascension du national-socialisme et depuis un exil qui ne disait pas encore son nom, ce roman ne se contente pas de retracer la chute de lâEmpire austro-hongrois ; il en propose une autopsie poĂ©tique et ontologique. Pour le lecteur contemporain cet ouvrage constitue le rĂ©ceptacle dâun univers disparu, celui de la "felix Austria", dont le morcellement fut scellĂ© par le traitĂ© de SainâŠ
- 27 Dec, 2025 *

đ "La Marche de Radetzky", roman de Joseph Roth, publiĂ© en 2013 aux Editions du Seuil.
LâĆuvre magistrale de Joseph Roth, La Marche de Radetzky, publiĂ©e en 1932, se dresse comme un monument crĂ©pusculaire au cĆur de la littĂ©rature europĂ©enne du XXe siĂšcle. Ăcrit dans lâombre portĂ©e de lâascension du national-socialisme et depuis un exil qui ne disait pas encore son nom, ce roman ne se contente pas de retracer la chute de lâEmpire austro-hongrois ; il en propose une autopsie poĂ©tique et ontologique. Pour le lecteur contemporain cet ouvrage constitue le rĂ©ceptacle dâun univers disparu, celui de la "felix Austria", dont le morcellement fut scellĂ© par le traitĂ© de Saint-Germain-en-Laye en 1919. Roth, fils de cette Galicie orientale aux confins de la monarchie, porte en lui la blessure de lâapatride, faisant de son rĂ©cit une mĂ©ditation sur la perte dâancrage et la dĂ©composition des structures qui, autrefois, semblaient Ă©ternelles. Ă travers le destin de trois gĂ©nĂ©rations de la famille Trotta, le romancier dĂ©ploie une fresque oĂč lâintime et lâhistorique sâentrelacent dans un mouvement de chute irrĂ©sistible, rythmĂ©e par les accents de la cĂ©lĂšbre marche de Johann Strauss I.
Le crĂ©puscule dâun empire
LâĂ©criture de La Marche de Radetzky sâinscrit dans un moment de bascule civilisationnelle. Lorsque Joseph Roth publie son roman Ă Berlin en 1932, il est dĂ©jĂ un journaliste de renom, un observateur lucide des spasmes de la RĂ©publique de Weimar. Son dĂ©goĂ»t pour le modernisme agressif et le nihilisme montant le pousse Ă se tourner vers le passĂ©, non par simple nostalgie, mais pour y chercher la cohĂ©rence dâun monde oĂč lâindividu possĂ©dait encore une place dĂ©finie. NĂ© en 1894 Ă Brody, une petite bourgade juive de Galicie, Roth a grandi dans cette mosaĂŻque de peuples et de langues qui constituait lâessence mĂȘme de lâAutriche-Hongrie. Son Ă©ducation, entre lâallemand, le polonais et lâhĂ©breu, reflĂšte cette multiplicitĂ© quâil sâefforcera de reconstruire par le verbe. Le roman naĂźt ainsi de la tension entre le conteur juif pĂ©tri de traditions, lâancien engagĂ© volontaire de la Grande Guerre et le chroniqueur dĂ©sabusĂ© dâun prĂ©sent en proie Ă la barbarie.
La technique narrative adoptĂ©e par Roth dans cet ouvrage tĂ©moigne dâune maturitĂ© exceptionnelle. Abandonnant le style factuel de ses premiĂšres Ćuvres, il opte pour une distanciation Ă©pique qui lui permet de traiter lâhistoire comme un processus organique de vieillissement. Le narrateur se positionne comme un tĂ©moin survivant, parlant depuis "lâautre rive" du gouffre temporel, ce qui infuse chaque page dâun savoir mĂ©lancolique. Cette posture permet dâopĂ©rer des prolepses ironiques, annonçant la ruine au milieu de la splendeur, et de transformer les personnages en figures tragiques conscientes de leur propre obsolescence. Roth sâinscrit ainsi dans le sillage de lâimpressionnisme viennois, privilĂ©giant lâatmosphĂšre et la quintessence sensible dâun monde Ă lâexhaustivitĂ© didactique. Contrairement Ă Stefan Zweig, dont Le Monde dâhier propose une fresque culturelle globale, Roth choisit une focalisation Ă©troite sur une lignĂ©e de soldats et de fonctionnaires, faisant de leur dĂ©chĂ©ance la mĂ©tonymie de lâeffondrement impĂ©rial.
Un acte héroïque pour "péché originel"

Le rĂ©cit sâouvre sur la bataille de Solferino en 1859, point de rupture oĂč le destin de la famille Trotta bascule dans lâirrĂ©alitĂ© du titre nobiliaire. Joseph Trotta, un modeste lieutenant dâinfanterie dâorigine slovĂšne, sauve la vie du jeune empereur François-Joseph par un geste instinctif. Cet acte de bravoure, loin dâĂȘtre une bĂ©nĂ©diction, devient le pĂ©chĂ© originel de la lignĂ©e. En Ă©tant anobli sous le nom de Baron Trotta von Sipolje, lâancien paysan est arrachĂ© Ă ses racines sans pour autant trouver sa place dans lâaristocratie viennoise. Son propre pĂšre, restĂ© simple roturier, ne peut plus voir en lui quâun supĂ©rieur social, brisant ainsi la fluiditĂ© des relations filiales. Cette Ă©lĂ©vation sociale est vĂ©cue comme un dĂ©racinement brutal, marquant le dĂ©but dâune aliĂ©nation qui ne fera que croĂźtre au fil des gĂ©nĂ©rations. LâĂ©pisode central du premier livre rĂ©side dans la confrontation du premier baron avec la falsification de son exploit par lâappareil dâĂtat. En dĂ©couvrant que les manuels scolaires ont transformĂ© son geste en une lĂ©gende hĂ©roĂŻque, lâofficier de cavalerie remplaçant le fantassin, le baron est pris dâune profonde rĂ©pulsion. Pour cet homme dont lâĂ©thique repose sur une intĂ©gritĂ© paysanne, le mensonge patriotique est une souillure. Sa tentative de rĂ©tablir la vĂ©ritĂ© auprĂšs de lâempereur se heurte Ă une rĂ©alitĂ© politique cynique : la monarchie a besoin de mythes pour survivre, non de faits. François-Joseph, dans sa sagesse lasse, ordonne de supprimer lâĂ©pisode du livre plutĂŽt que de le corriger, prĂ©fĂ©rant le nĂ©ant Ă la vĂ©ritĂ©. Ce refus de lâhistoire rĂ©elle au profit du symbole scelle le destin des Trotta, condamnĂ©s Ă vivre dans lâombre dâune lĂ©gende Ă©vidĂ©e de sa substance. Le premier baron finit par se retirer, déçu par un systĂšme qui prĂ©fĂšre la propagande Ă lâhonneur individuel, prĂ©figurant ainsi le dĂ©senchantement de ses descendants.
Franz von Trotta ou la pĂ©trification de lâordre bureaucratique
La deuxiĂšme gĂ©nĂ©ration, reprĂ©sentĂ©e par le fils du hĂ©ros, le prĂ©fet Franz von Trotta, incarne lâapogĂ©e de lâintĂ©gration impĂ©riale et, simultanĂ©ment, le dĂ©but de sa momification. Interdit de carriĂšre militaire par son pĂšre, il devient haut fonctionnaire en Moravie, dĂ©vouĂ© corps et Ăąme Ă lâadministration habsbourgeoise. Sa vie est une mĂ©canique de prĂ©cision, rĂ©glĂ©e par des rapports, des audiences et des dĂ©jeuners dominicaux immuables. Pour lui, lâAutriche-Hongrie nâest pas une entitĂ© politique, mais un ordre naturel, une extension de la crĂ©ation divine dont lâempereur est le centre immuable. Sa langue mĂȘme tĂ©moigne de cette mutation identitaire : il a abandonnĂ© lâallemand rude de ses ancĂȘtres pour le "parler nasal" de la haute bourgeoisie, signe dâune assimilation rĂ©ussie mais dessĂ©chante.
Pourtant, cette soliditĂ© bureaucratique cache un vide existentiel profond. Le prĂ©fet vit dans un monde oĂč les sentiments sont Ă©touffĂ©s sous le poids des conventions et dâun honneur rigide. Sa relation avec son fils, Carl Joseph, est marquĂ©e par une absence de communication tragique, reflet du patriarcat austro-hongrois oĂč lâautoritĂ© remplace lâaffection. Les silences entre le pĂšre et le fils sont plus Ă©loquents que leurs rares dialogues, chaque Ă©change Ă©tant mĂ©diatisĂ© par le protocole ou la figure absente du grand-pĂšre. Franz von Trotta finit par devenir une figure de cire, vivant "aprĂšs la fin du monde" sans sâen rendre compte, protĂ©gĂ© par les murs de sa prĂ©fecture contre les rumeurs de la modernitĂ© et les premiers craquements de lâĂ©difice impĂ©rial. Il est le gardien dâun temple que les fidĂšles ont dĂ©jĂ dĂ©sertĂ©, assurant le maintien dâun culte vide par pure habitude de service.
Carl Joseph ou la figure de lâofficier
Le petit-fils, le lieutenant Carl Joseph von Trotta, est le tĂ©moin impuissant de lâĂ©puisement de la lignĂ©e. ProjetĂ© dans la cavalerie pour satisfaire un atavisme quâil ne possĂšde pas, il se rĂ©vĂšle ĂȘtre un officier sans flamme, Ă©crasĂ© par le portrait du "hĂ©ros de Solferino" qui trĂŽne dans le bureau paternel. Sa vie de garnison nâest plus faite dâhĂ©roĂŻsme, mais dâennui, de dettes de jeu et dâalcoolisme. Carl Joseph incarne la dissolution du sujet dans un systĂšme qui ne propose plus dâhorizon. Pour lui, le code de lâhonneur est devenu un piĂšge absurde, comme en tĂ©moigne le duel oĂč son ami, le docteur Demant, trouve la mort pour une insulte imaginaire. Ce duel, sommet dâinanitĂ© sociale, dĂ©pouille Carl Joseph de ses derniĂšres illusions sur la noblesse de son Ă©tat.
Cherchant une issue Ă cette vacuitĂ©, Carl Joseph demande sa mutation dans lâinfanterie et se fait envoyer aux confins de lâempire, prĂšs de la frontiĂšre russe. Ce mouvement vers la pĂ©riphĂ©rie galicienne est une tentative de retour aux sources, un dĂ©sir de se fondre dans la masse des paysans slovĂšnes dont il est issu. Mais le retour en arriĂšre est une illusion romantique. En Galicie, il ne trouve que le marasme et une forme de mĂ©lancolie qui le pousse Ă lâautodestruction lente par le schnaps. Sa chute nâest pas spectaculaire ; elle est faite de jours mornes et dâhĂ©bĂ©tude, jusquâĂ ce que la Grande Guerre vienne mettre un terme Ă son existence inaccomplie. Sa mort, survenue en allant chercher de lâeau pour ses soldats, est Ă la fois dĂ©risoire et profondĂ©ment humaine, marquant la fin dâune aristocratie qui nâa jamais su sâancrer dans le rĂ©el.
Lâoeuvre de Strauss en fond sonore
La musique, et plus particuliĂšrement la composition de Strauss1, agit comme le fil conducteur et le mĂ©tronome du roman. JouĂ©e chaque dimanche par lâorchestre militaire sous les fenĂȘtres des Trotta, la marche symbolise la permanence et la grandeur des Habsbourg. Cependant, Roth utilise cette mĂ©lodie de maniĂšre polyphonique et ironique. Pour le premier baron, elle Ă©tait le rappel dâun honneur guerrier tangible ; pour le prĂ©fet, elle est un rituel rassurant ; pour Carl Joseph, elle devient un son grinçant, le rappel dâune gloire quâil est incapable de porter. La technique du leitmotiv permet Ă Roth de montrer comment un mĂȘme signe peut se vider de son sens au fil du temps, passant de la cĂ©lĂ©bration Ă la parodie involontaire.
Lâimpact de la musique sur la population est dĂ©crit avec une prĂ©cision sociologique et poĂ©tique. La marche crĂ©e une illusion de mouvement et de but chez des citoyens en rĂ©alitĂ© immobiles et passifs. Elle anesthesie les consciences, transformant la stagnation impĂ©riale en une "apocalypse joyeuse". Mais Ă mesure que lâempire se fissure, la musique change de tonalitĂ©. Lors de la fĂȘte rĂ©gimentaire finale, lâannonce de lâattentat de Sarajevo interrompt brutalement les rĂ©jouissances. Le contraste entre la lĂ©gĂšretĂ© des valses et la brutalitĂ© de la mort historique marque lâarrĂȘt dĂ©finitif de la "machine" habsbourgeoise. La marche, autrefois ciment de lâunitĂ© impĂ©riale, nâest plus quâun Ă©cho dĂ©risoire face au vacarme des canons qui sâapprĂȘtent Ă dĂ©membrer lâEurope.
Géopoétique des confins
Le paysage de la Galicie, avec ses marais et ses brumes, constitue le dĂ©cor privilĂ©giĂ© de la dĂ©composition impĂ©riale. Dans les chapitres consacrĂ©s Ă la garnison frontaliĂšre, le marais devient une mĂ©taphore de lâinertie et de lâoubli. Câest un lieu oĂč lâautoritĂ© de Vienne sâeffiloche, oĂč les hiĂ©rarchies se dissolvent dans lâalcool et le jeu. Roth dĂ©crit avec une sensualitĂ© morbide cette terre humide qui semble absorber les ambitions et les identitĂ©s. La frontiĂšre nâest pas seulement une limite gĂ©ographique ; câest un espace mĂ©taphysique oĂč se cĂŽtoient espions, dĂ©serteurs et mystiques, loin de lâordre amidonnĂ© du centre.
Pour Carl Joseph, la Galicie est le lieu dâune rencontre avec lâAutre, incarnĂ© par des personnages comme le comte Chojnicki ou lâagent Kapturak. Chojnicki, aristocrate dĂ©sabusĂ© et prophĂšte de malheur, est le premier Ă nommer lâinĂ©vitabilitĂ© de la chute. Il voit dans lâempire une "tour de Babel" condamnĂ©e par la rĂ©surgence des Ă©goĂŻsmes nationaux. Le marais galicien agit comme un rĂ©vĂ©lateur : il dĂ©pouille les officiers de leurs uniformes rutilants pour les confronter Ă leur solitude fondamentale et Ă leur peur de la mort. Cette poĂ©tique du lointain permet Ă Roth dâancrer son rĂ©cit dans une rĂ©alitĂ© charnelle, loin des abstractions administratives, et de montrer que lâempire meurt par ses bords avant de sâeffondrer en son cĆur.
La figure de lâEmpereur
François-Joseph nâest pas un personnage historique classique dans le roman de Roth, mais une entitĂ© quasi religieuse. PrĂ©sentĂ© comme une "tige oubliĂ©e" par la mort, sa longĂ©vitĂ© extraordinaire semble suspendre le cours du temps et garantir la pĂ©rennitĂ© de lâordre Ă©tabli. Pour les personnages principaux, il est lâalpha et lâomega, le pĂšre symbolique qui justifie leur existence et leurs sacrifices. Roth utilise une technique de focalisation qui alterne entre la vision mythifiĂ©e quâen ont ses sujets et la rĂ©alitĂ© dâun vieillard cacochyme, prisonnier dâun protocole qui le dĂ©passe. Lâempereur est conscient de lâobsolescence de son pouvoir, mais il continue de jouer son rĂŽle avec une rĂ©signation hĂ©roĂŻque, distribuant des grĂąces et des punitions sans grande conviction.
Cette mythification du souverain est le cĆur du drame habsbourgeois. En transformant le politique en un fait de nature, les sujets de lâempire se privent de toute capacitĂ© dâaction historique. LâAutriche-Hongrie devient ainsi une construction Ă©ternelle dans lâimaginaire des Trotta, ce qui rend son dĂ©clin dâautant plus incomprĂ©hensible et tragique. Lorsque François-Joseph meurt en 1916, câest tout un systĂšme de reprĂ©sentations qui sâeffondre. Sa disparition marque la fin de lâunitĂ© au profit de la multiplicitĂ© chaotique, laissant ses fidĂšles dans un orphelinat mĂ©taphysique total. Roth montre avec subtilitĂ© comment la figure impĂ©riale, en voulant figer le temps, a fini par rendre la catastrophe inĂ©vitable et irrĂ©parable.
LâidentitĂ© juive

Bien que lâidentitĂ© juive de Joseph Roth ne soit pas explicitement au centre de La Marche de Radetzky, elle infuse chaque thĂ©matique du roman, notamment celle de la loyautĂ© et du dĂ©racinement. Pour lâĂ©crivain, comme pour beaucoup dâintellectuels juifs de sa gĂ©nĂ©ration, lâEmpire austro-hongrois reprĂ©sentait lâultime rempart contre les nationalismes ethniques et lâantisĂ©mitisme montant. La figure de lâempereur Ă©tait celle du protecteur suprĂȘme, garant dâun espace supranational oĂč lâon pouvait ĂȘtre Ă la fois patriote et citoyen du monde. Le destin des Trotta, ces paysans slovĂšnes devenus aristocrates, est une mĂ©taphore de lâassimilation juive : une ascension sociale qui se paie au prix dâune perte de racines et dâune vulnĂ©rabilitĂ© accrue face aux tempĂȘtes de lâhistoire.
Roth dĂ©crit avec une tendresse particuliĂšre les communautĂ©s juives de Galicie, les voyant comme les derniers vĂ©ritables sujets de lâempereur. Lors dâune rencontre entre François-Joseph et une dĂ©lĂ©gation juive, le dialogue rĂ©vĂšle une comprĂ©hension mutuelle fondĂ©e sur le respect des traditions et la peur partagĂ©e du chaos moderne. Contrairement aux nouvelles nations qui cherchent Ă sâaffirmer par lâexclusion, lâempire de Roth est une "arche de NoĂ©" qui tente de prĂ©server une certaine idĂ©e de lâhumanitĂ©. La disparition de cette structure laisse les Juifs, et avec eux des personnages comme les Trotta, dans un Ă©tat dâerrance et dâĂ©trangetĂ© irrĂ©mĂ©diable, prĂ©figurant les catastrophes de lâentre-deux-guerres.
Une esthétique de la finitude
La Marche de Radetzky sâimpose comme une Ćuvre de transition entre le roman rĂ©aliste du XIXe siĂšcle et les prĂ©occupations existentielles de la modernitĂ©. Joseph Roth y dĂ©ploie un style dâune prĂ©cision chirurgicale, capable de saisir lâinfime dĂ©tail dâun uniforme tout en Ă©voquant lâimmensitĂ© dâun dĂ©sastre historique. Son Ă©criture procĂšde par fragmentation et par atmosphĂšres, refusant les grandes explications causales pour privilĂ©gier le ressenti dâune fin irrĂ©mĂ©diable. Cette "esthĂ©tique de lâĂ©puisement" fait de la narration un acte de rĂ©sistance contre lâoubli, une tentative de sauver par le verbe ce que lâhistoire a condamnĂ© au nĂ©ant.
Le roman de Roth demeure dâune actualitĂ© troublante. Ă travers lâhistoire dâune famille qui meurt avec son monde, il nous parle de la fragilitĂ© des constructions humaines et de la persistance des mythes face Ă la rĂ©alitĂ© brute. Les Trotta ne sont pas seulement des personnages de fiction ; ils sont les ombres de nous-mĂȘmes, Ă©garĂ©s dans des systĂšmes qui nous dĂ©passent et cherchant dĂ©sespĂ©rĂ©ment un sens Ă nos actes dans un temps qui se dĂ©robe. En refermant cet ouvrage, le lecteur reste hantĂ© par lâimage de cet empereur solitaire et de ces officiers alcooliques, derniers gardiens dâune civilisation qui a prĂ©fĂ©rĂ© sâĂ©teindre en musique plutĂŽt que de se confronter Ă son propre vide. Roth a ainsi rĂ©ussi le tour de force de transformer une dĂ©faite politique en une victoire littĂ©raire intemporelle, faisant de la chute de lâAutriche-Hongrie le miroir de notre propre finitude.
á
Si vous avez apprĂ©ciĂ© cette publication, cliquez sur la petite flĂšche en forme de chevron sous les tags pour amĂ©liorer son rĂ©fĂ©rencement dans le fil dâactualitĂ© de Bearâs Discovery.
â Previous | â
Radetzky-Marsch, Opus 228â©
#autriche #déclin #empire #finitude #judaïsme #lectures #musique #roman