- 17 Dec, 2025 *

La route devient rĂȘche sous les pneus. Un train chargĂ© de fonte passe dans le brinquebalement des auges et Belica disparaĂźt dans notre dos. La campagne qui sâouvre autour de nous est froide et collineuse, des fantĂŽmes de terrils sont alignĂ©s entre les voies ferrĂ©es ; lâOro forme une masse noire et dĂ©gingandĂ©e au rythme de ses mĂ©andres.
« Calme-toi, Akkö.
â Ai-je lâair agitĂ© ?
â Tu es nerveux.
â Comme un mĂ©tallo qui sâapproche dâune auge remplie de fonte. Il y avait un tueur Ă SolidaritĂ t, quand on a commencĂ©. Un ouvrier trĂšs douĂ©, mais qui nâĂ©tait parmi nous que pour poignarder et torturer. Il se dĂ©barrassait âŠ
- 17 Dec, 2025 *

La route devient rĂȘche sous les pneus. Un train chargĂ© de fonte passe dans le brinquebalement des auges et Belica disparaĂźt dans notre dos. La campagne qui sâouvre autour de nous est froide et collineuse, des fantĂŽmes de terrils sont alignĂ©s entre les voies ferrĂ©es ; lâOro forme une masse noire et dĂ©gingandĂ©e au rythme de ses mĂ©andres.
« Calme-toi, Akkö.
â Ai-je lâair agitĂ© ?
â Tu es nerveux.
â Comme un mĂ©tallo qui sâapproche dâune auge remplie de fonte. Il y avait un tueur Ă SolidaritĂ t, quand on a commencĂ©. Un ouvrier trĂšs douĂ©, mais qui nâĂ©tait parmi nous que pour poignarder et torturer. Il se dĂ©barrassait des agents de la politsiĂ avec cĂ©lĂ©ritĂ©, oui, mais sa violence nâĂ©tait pas acceptable. On tuait pour envoyer un message, pour dĂ©truire la capacitĂ© de lâĂtat Ă rĂ©agir Ă une rĂ©sistance organisĂ©e, pas par plaisir. Au dĂ©but, je pensais quâil avait juste besoin dâĂȘtre encadrĂ©, quâil fallait lui faire comprendre que nous nâĂ©tions pas une milice vengeresse, mais jâai fini par saisir que non seulement il ne changerait jamais, mais quâen plus ses victimes nâĂ©taient pas toutes mahĂ©vistes. Et tu vois, je nâoublierai jamais le moment oĂč jâai compris. CâĂ©tait un mĂ©lange trĂšs dĂ©sagrĂ©able dâexcitation et dâapprĂ©hension. Le ressentir Ă nouveau me contrarie particuliĂšrement, surtout que je nâai pas de cible pour cette ire. »
La respiration des aciĂ©ries forme un quadrilatĂšre de mouvement entre fleuve, vallĂ©e et brouillard. Akkö cale lâOtoca sur sa vitesse de croisiĂšre, cinquante kilomĂštres-heure. La route redevient goudronnĂ©e. Un train sâaligne sur notre trajectoire ; ses camĂ©ras, du mĂȘme noir que les eaux de lâOro, pivotent comme les yeux dâune baleine.
« OĂč est-ce quâon a foirĂ© avec le Cybersyn ? murmure Akkö. Ă quel moment on sâest dit que ce serait une bonne idĂ©e de lui donner le contrĂŽle dâOrostal ?
â Ce nâest pas le Cybersyn qui tue.
â Mais il est lâinstrument des meurtres.
â Pour aller faire taire des tĂ©moins ou des coupables, trente ans aprĂšs les faits, il faut une dĂ©termination sans faille. Sans le Cybersyn, le tueur aurait trouvĂ© un autre moyen.
â Ou alors il serait gentiment restĂ© dans son trou, faute dâarme. Tu sais pourquoi on est pas armĂ©s, hein ? Un flingue donnera toujours la tentation de lâemployer.
â Je nâai jamais entretenu le dĂ©sir de faire du mal Ă qui que ce soit.
â Pas mĂȘme contre ceux qui ont tirĂ© sur ta mĂšre ?
â Le commissaire qui a donnĂ© lâordre dâouvrir le feu sur la foule est en train de pourrir dans une tombe. Tu veux que je me venge de qui ?
â Je sais pas ce que câest, la vengeance. Je nâai jamais posĂ© de bombes par colĂšre, moi, mais par mĂ©thode. »
Emiko sâanime sur le siĂšge arriĂšre.
« On peut arrĂȘter de parler de bombes ? Jâai pas envie de repenser aux annĂ©es quatre-vingt.
â Tu Ă©tais encore en Firmament, dit Akkö.
â Vous aviez votre rĂ©volution et nous nos annĂ©es de plomb. Les bagnoles explosaient aussi en Firmament, sauf que câĂ©tait lâextrĂȘme-droite Ă lâĆuvre. Câest pour cela que je suis entrĂ©e au service des mĂ©tanationales. Il me fallait une protection. Maintenant, si on pouvait plutĂŽt discuter des petits oiseaux et du beau tempsâŠÂ»
Emiko sort une peluche dâoiseau de son manteau et tire sur sa ficelle, lui faisant ainsi produire une comptine enregistrĂ©e, qui Ă©grĂšne lâadaptation sans paroles dâun champ de bateliers.
« Câest Goro qui me lâa offert. Pour mes crises dâangoisse. »
Akkö sourit et tire un ours mĂ©canique de la boĂźte Ă gants, le remonte et le laisse trottiner sur le tableau de bord. Lâours trĂ©buche dans un tournant, je le rĂ©cupĂšre ; son cou est brodĂ© du renne stylisĂ© de Muohta, le conglomĂ©rat industriel de la terre enneigĂ©e. Je me souviens vaguement de son origine, je crois quâon lâa rĂ©cupĂ©rĂ© dans une dĂ©charge sauvage sur la rive boisĂ©e de lâOro.
« Je savais mĂȘme pas que tu lâavais remis dans la voiture, dis-je.
â Moi non plus. »
Je remonte lâours et lui fait remonter le tableau de bord, Emiko refait seriner lâoiseau, et comme je nâai pas de doudou Ă faire sortir de mon sac Ă main, je dĂ©cide de pousser la chansonnette ; câest ainsi une Otoca cliquetante et sonnante qui arrive Ă lâombre pluvieuse des monolithes dâArkansk.
Six cents ouvriers, sept fours Ă arc Ă©lectrique, deux millions de tonnes dâacier produites par an, trois monolithes dans la pluie noire : voilĂ ArkanskaĂŻa-Combinat-OrostalĂ .
Akkö gare lâOtoca sous un porche crachĂ© par un sol rocailleux, Ă lâorĂ©e dâune vaste zone dâhabitation piquetĂ©e de parcs et dâimmeubles en bĂ©ton. La pluie nous enveloppe dans son cliquĂštement besogneux, nous attendons, mais personne ne vient Ă notre rencontre. Je descends. Un train passe, chargĂ© de tombereaux dâacier, de barres rouillĂ©es et de coques de corvettes jetĂ©es pĂȘle-mĂȘle dans de larges bennes. Les monolithes ahanent. Je mâĂ©carte de lâombre des grues. Akkö sâĂ©broue. Je cherche la proximitĂ© dâEmiko, qui me donne un petit coup de coude.
« Du calme. Goro et les autres ingénieurs nous surveillent, si le logiciel se réveille, ils bloqueront ses efforts.
â Jâaimerais avoir cette confiance dans la technique.
â Tu sais oĂč habite Belic ? »
Emiko dĂ©signe le monolithe central, dont le flanc rouillĂ© est frappĂ© dâun omĂ©ga bleu.
« TroisiĂšme bureau au septiĂšme Ă©tage. Il doit encore ĂȘtre Ă son poste, il travaille tard. Je le sais parce quâil mâenvoie souvent des rapports dâerreur Ă dix heures du soir.
â Je garde la voiture, dit Akkö. Il faut que je la recharge, jâai oubliĂ© de le faire, on aura pas assez de jus pour rentrer. »
Il hĂšle un technicien dâArkansk, qui se dirige vers nous avec une longe Ă©lectrique Ă la main avant de lâinsĂ©rer dans la prise arriĂšre. Je prends Emiko avec moi et le brouillard nous engloutit avec cĂ©lĂ©ritĂ©. Des trois aciĂ©ries dâOrostal, Arkansk est celle qui, comparativement Ă sa capacitĂ© de production, possĂšde le moins dâouvriers, et comme les appartements des sociĂ©taires sont tous situĂ©s en aval du fleuve, lĂ oĂč se rencontrent sapins et marais, lâespace-tampon entre le terminal routier et les manufactures est un dĂ©sert de goudron.
« Pauvre Belic, dis-je. Il va devoir refaire son rapport, cette fois.
â Pas sĂ»re. Il nâest pas impossible que le dĂ©faut des grues Madrague existe vraiment, et quâil ait donnĂ© au tueur lâidĂ©e de les employer pour frapper. »
Le brouillard sâouvre, chassĂ© par lâair chaud et odorant que dĂ©gagent les portes ouvertes des aciĂ©ries. Nous entrons dans une vaste cour oĂč convergent wagons-torpilles de fonte et convois de recyclage : des monceaux grotesques dâacier oĂč se mĂȘlent dans un fatras chaotique des reliques de lâarmĂ©e mahĂ©viste et les chutes de notre industrie, coupoles de char dâassaut contre les grilles des frigidaires, pales de colĂ©optĂšres et radios colorĂ©es. Une fois attrapĂ©es par des grues nuclĂ©aires, les dĂ©chets sont donnĂ©s Ă lâestomac brĂ»lant des fours Ă arc Ă©lectrique que le brouillard laisse deviner dans les entrailles du monolithe le plus proche. Au lieu de nourrir des hauts-fourneaux avec du coke et du minerai de fer, Arkansk se contente de faire fondre lâindustrie morte dans son antre ; chaque dĂ©charge illumine les fours de lâintĂ©rieur et les fait souffler comme des cyclopes au travail. Des ouvriers diligents en tenue orange vif passent Ă travers les piles de mĂ©taux concassĂ©s pour les dĂ©barrasser des artefacts risquant dâendommager les Molochs Ă©lectriques : rĂ©cipients creux, bĂ©ton, huiles, graisses, zinc et poches dâeau quâils absorbent avec des pompes Ă vide. De lâautre cĂŽtĂ© des monolithes sortent des coulĂ©es dâacier et une Ă©paisse terre faite de scories diverses et variĂ©es, dâaluminates et de chaux. Je presse le pas. Quand un four sâouvre briĂšvement pour recevoir son chargement, lâirruption de la loupe orange dans mon champ de vision me donne lâillusion quâun monstre vient de me repĂ©rer et de poser son attention sur moi.
Les bureaux mâapparaissent comme un amalgame de portes de verre au milieu des ziggourats de fonte, qui sâouvrent de temps Ă autre pour laisser passer des mĂ©tallos en veste haute visibilitĂ©. Une lumiĂšre blanche nous accueille au-delĂ des baies. En guise de secrĂ©taire se trouve un terminal Cybersyn Ă lâĂ©cran emprisonnĂ© dans un panneau cathodique. Lâascension jusquâau septiĂšme Ă©tage met mes genoux au martyre. Le couloir oĂč se trouve le bureau de Belic est vide et dĂ©coupĂ© par des portes translucides qui donnent sur des serveurs Cybersyn en veille. Emiko parcourt les plaques au-dessus des poignĂ©es, secouant la tĂȘte Ă chaque fois que le rĂŽle Ă©sotĂ©rique quâon y lit ne correspond pas au poste de directeur. Nous finissons par trouver notre bonheur en face dâune porte complĂštement opaque, en chĂȘne lourd, gravĂ© au nom dâun certain Belic, Anton.
« Tiens, dit Emiko. Vise la serrure. »
Je me penche et examine le loquet en cuivre orné, qui porte la marque des antiques serrureries royales.
« Je la vois. Et ?
â Mais quelle inspectrice tu fais. Regarde les serrures des autres portes. »
Je nây vois quâune rangĂ©e de plaques noires clouĂ©es au-dessus des poignĂ©es.
« Tout lâĂ©tage est Ă©quipĂ© de serrures Ă©lectroniques pour cartes Ă puce, sauf le bureau de Belic, enchaĂźne Emiko.
â Monsieur lâingĂ©nieur nâa pas confiance dans la technique moderne.
â Il existe deux variĂ©tĂ©s de directeur, Reb. Celui qui confierait sa vie Ă son analogue administratif, ainsi que celle de sa famille, et celui qui dort avec un flingue sous lâoreiller pour mettre trois balles dans le buffet de son imprimante si celle-ci se met Ă faire des bruits bizarres.
â Et donc Belic appartient Ă la deuxiĂšme catĂ©gorie. Et toi ?
â Je peux te confirmer que les imprimantes sont une sale engeance. »
Je toque.
« Entrez ! » lance Belic.
Je me glisse Ă lâintĂ©rieur avec Emiko. Le bureau est dâune grande simplicitĂ© et trĂšs loin de lâidĂ©e que je me faisais de lâantre de monsieur lâingĂ©nieur. Lâanalogue qui trĂŽne au milieu de la piĂšce est antĂ©diluvien, et câest pourtant bien la seule trace de modernitĂ© dans cet espace qui mâĂ©voque une isba dĂ©placĂ©e Ă trente mĂštres au-dessus du sol. Le reste des outils de Belic datent de lâorĂ©e du Grand SiĂšcle : une table Ă dessin, une rĂšgle Ă calculer, une machine Ă Ă©crire, une rangĂ©e de pots Ă crayons. Sa bibliothĂšque est composĂ©e dâouvrages techniques et de livrets dâopĂ©ra en Ă©dition de luxe. Belic est en train de terminer une tasse de thĂ©. Le regard quâil darde sur moi est dâune insigne et enveloppante sĂ©rĂ©nitĂ©.
« Je crois savoir pourquoi vous ĂȘtes lĂ , mais une enquĂȘte interne est dĂ©jĂ diligentĂ©e, et jâai fait mettre la recyclerie Ă lâarrĂȘt. Vous pourrez dire Ă Loubianka et aux autres que ça nâaura pas dâimpact sur la production dans lâimmĂ©diat, il me reste prĂšs de deux semaines de travail avec ce que nous avons dĂ©jĂ dans les fours. »
Sa voix, aussi, est trĂšs douce, beaucoup plus quâĂ TaĂŻga : ici, il est maĂźtre en son royaume et nâa rien Ă prouver. Nâosant mâasseoir sur le somptueux fauteuil de cuir quâil me dĂ©signe, je tire un tabouret repliĂ© sous la table, tandis quâEmiko sâappuie contre le mur. Belic nous fixe en tournant les pages de ses dossiers. Pour Ă©chapper au bleu acier de ses yeux qui me rappellent trop ceux de ma mĂšre, je mâattarde sur son coffret dâopĂ©ra. Câest une compilation des grands succĂšs du rĂ©pertoire national, Ă©ditĂ©e sous la royautĂ©. Elle contient les livrets de Madame Papillon, de Parceval, du Barbier de Loire et du Mariage de la Reine. Il nâen manque quâun seul, dont lâabsence est soulignĂ©e par une place vide au centre du coffret reliĂ© : lâopĂ©ra folklorique Koschei, dont je suis bien familiĂšre du solo final, lâune des partitions pour alto les plus ardues que je connaisse. Je me demande si câest un favori de Belic, ou si au contraire il le dĂ©teste.
« Nous avons la preuve quâun programme est parvenu Ă compromettre le train et les grues de la recyclerie en passant par les portes dâentrĂ©e du rĂ©seau Cominsern, finit par dire Emiko. Il faut condamner les boucles qui les emploient.
â Belica nâest pas la seule manufacture Ă disposer dâingĂ©nieur rĂ©seau entraĂźnĂ©s, madame Emiko Villi. Nous avons dĂ©jĂ pris lâinitiative de neutraliser le modĂšle de locomotive incriminĂ©, et je vais demander une analyse complĂšte de la situation. Il nâest aucunement besoin de prendre du retard sur les plans de production annuels. Le Cybersyn est assez chargĂ© comme cela. »
Belic sâavance vers nous, et son sourire dĂ©sarme toute tentative de rĂ©ponse hĂątive.
« Dites-moi, madame Pavli. Connaissez-vous le concept de synchronicitĂ© ? Parfois, des Ă©vĂšnements se produisent de maniĂšre presque simultanĂ©e sans pourtant avoir de rapport de causalitĂ©, et pourtant le cerveau humain ne peut sâempĂȘcher de chercher un lien entre eux. Ainsi, lâassociation dâune poignĂ©e de faits dĂ©tachĂ©s les uns des autres, par le biais de lâintervention de notre esprit, devient une toile de sens qui interpelle et emprisonne. Pourtant, ces faits ne sont pas reliĂ©s, Ă moins de croire Ă la magie et aux esprits. Vous ĂȘtes une femme brillante, madame Pavli. Une immigrĂ©e lysienne qui finit inspectrice de la militsiĂ , câest un parcours qui demande Ă la fois de lâintelligence et de la tĂ©nacitĂ©. Mais vous prenez votre rĂŽle trop Ă cĆur. Vous nâavez pas Ă retourner la terre entiĂšre pour tisser des liens cousus de fil blanc entre des travailleurs qui ont Ă©tĂ© victimes dâaccidents malencontreux. »
Cette fois, jâarrive Ă percer son sourire.
« Non, non, attendez, Belic ! Je dispose dâĂ©lĂ©ments trĂšs solides soutenant la thĂšse dâune prĂ©mĂ©ditation. Nous avons retrouvĂ© des traces informatiques suspectes autour de Litzja et de Milsic ainsi que dans le train qui a pris la vie dâArkady, et les trois morts sont tous liĂ©s Ă une femme nommĂ©e Yasmina, qui a eu maille Ă partir avec la politsiĂ il y a une trentaine dâannĂ©es. Maheut mâa autorisĂ© Ă ouvrir une enquĂȘte formelle pour meurtre, et tant que je nâai pas compris ce qui est arrivĂ© Ă cette Yasmina, je ne peux pas ĂȘtre certaine quâil nây aura pas dâautres meurtres. Toundra, Belica et TaĂŻga ont dĂ©jĂ acceptĂ© de fermer leurs anciens ports Cominsern.
â Mais enfin, Pavli ! Il y aurait, quoi, un pirate informatique qui sâen prendrait Ă des gens au hasard, comme ça, dans Orostal ? Un agent de lâĂ©tranger ? Un mafieux ? Vous vous rendez compte de ce que vous dites ? Si les autres aciĂ©ries souhaitent ralentir leur production en mettant leur Cybersyn sans-dessus dessous, grand bien leur fasse, mais Arkansk nâen a pas le loisir.
â Belic, sâil vous plaĂźt. Est-il possible que dâautres rĂ©seaux Ă Arkansk soient compromis ? Le programme injectĂ© par le tueur pourrait se trouver nâimporte oĂč, dâautant plus quâil a sans doute des complices Ă lâintĂ©rieur des aciĂ©ries pour coordonner les attaques.
â Tout est toujours possible, madame Pavli, mais je tiens Arkansk depuis vingt ans, et jamais elle nâa Ă©tĂ© inquiĂ©tĂ©e. Nos armillaires sont tenus Ă jour.
â Justement, dit Emiko. Je pense que le programme vient du Cominsern, et nâest donc pas dĂ©tectĂ© comme un danger par nos pare-feu.
â Je sais que vous ĂȘtes trĂšs compĂ©tents Ă Belica, mais vous venez de Firmament, madame Villi. LĂ -bas, les entreprises se livrent Ă une guerre permanente et je comprends que vous soyez sur vos gardes, mais Orostal nâaccepte pas une telle hĂąte. Le travail de lâacier est une tĂąche lente et laborieuse, nos rĂ©seaux suivent le mĂȘme rythme. Je ne peux rĂ©pondre Ă rien au dĂ©bottĂ©. Envoyez-moi vos registres et votre code, je vais voir ce que nous pouvons en tirer.
â Madone, nous avons dĂ©jĂ eu trois morts en autant de jours ! insistĂ©-je. Nous nâavons pas vu ce ratio depuis la rĂ©volution. Il est Ă©vident quâon ne peut plus accuser les grues Madrague, et si câest lâintĂ©gralitĂ© des Ă©quipements dâOrostal qui a une faiblesse logicielle, mĂȘme si par un miracle quelconque nous nâavons pas affaire Ă des meurtres⊠vous imaginez la rĂ©action de la capitale quand cela va se savoir quâĂ Orostal on peut mourir Ă©crasĂ© par une grue ou une locomotive ? On va nous retirer le Cybersyn, le mettre sous tutelle des planificateurs centraux. Le combinat tout entier peut se retrouver ruinĂ© !
â Orostal produit son acier depuis le dĂ©but du Grand SiĂšcle. Elle a survĂ©cu Ă deux rĂ©volutions, Ă cinq guerres et trois Ă©pidĂ©mies, sans quâune fois sa cadence ne flanche. En comparaison, ces morts ne sont rien.
â Je vous trouve trĂšs dĂ©sinvolte.
â Je suis vieux, madame Pavli. Rien de plus. Rien de moins.
â Vous ne pouvez pas me transmettre les registres du rĂ©seau dâArkansk ? demande Emiko. Cela nous aiderait beaucoup Ă tracer un terminal ou peut-ĂȘtre un ouvrier spĂ©cifique qui aurait pu aider Ă coordonner le meurtre.
â Si vous ĂȘtes disposĂ©e Ă recevoir cinquante tĂ©raoctets de donnĂ©es brutes, pas de problĂšme.
â Nous ferons avec.
â TrĂšs bien, je vais lâenvoyer par le train de demain matin en cassettes de dix tĂ©raoctets. Vous devriez faire attention, Pavli, si votre enquĂȘte finit par sĂ©rieusement interfĂ©rer avec la production, la capitale ne sera pas particuliĂšrement enchantĂ©e.
â Vous savez trĂšs bien que ce nâest pas mon intention. Je cherche juste Ă Ă©viter des morts supplĂ©mentaires. Bon sang, Belic, Arkady Ă©tait lâun de vos sociĂ©taires !
â Je nâai pas de sociĂ©taires, mais des collĂšgues, quand bien mĂȘme leur vie ait pu mâĂȘtre impĂ©nĂ©trable. Maintenant, madame Pavli, jâai du travail. Il y a une locomotive accidentĂ©e en plein milieu de ma dĂ©charge, au cas oĂč cela vous aurait Ă©chappĂ©, et je la veux hors des rails avant lâaube. Bonne soirĂ©e. »
LâOtoca, rechargĂ©e, sâest arrĂȘtĂ©e au bord de lâOro. Une pĂ©niche fait sonner sa corne de brume en passant Ă travers un nuage si bas que le marais a dĂ» lâenfanter. Arkansk et TaĂŻga soufflent de concert, Ă Ă©quidistance du dĂ©laissĂ© oĂč Akkö a mis le frein. Plus loin au nord, invisible derriĂšre la colline, Toundra laisse Ă©chapper des colonnes dâoxyde de fer que courbe la pression longitudinale du vent.
« Belic agit comme un gamin, souffle Emiko, assise sur le capot. Cinquante tĂ©raoctets de donnĂ©es de maintenance, ça reprĂ©sente quinze ans dâactivitĂ© du Cybersyn Ă Arkansk. On va mettre des jours Ă parcourir cette masse. Il se fout de nous. Tu viens de lui annoncer que sa petite thĂ©orie sur les grues Madrague est du vent, et monsieur lâingĂ©nieur lâa trĂšs mal pris.
â Si tu penses que Belic cache quelque chose, je peux lui lancer les inspecteurs de Toundra sur le dos, dit Akkö.
â Pourquoi ?
â Les KaulĂ nâont pas tes pudeurs.
â Tu ne vas rien faire du tout. Belic nâest pas un criminel. Il a raison sur un point, on ne peut pas mettre Orostal sens dessus dessous. Maheut me donnera pas une autorisation de fouille complĂšte Ă Arkansk sans un rapport dâincident complet qui mette prĂ©cisĂ©ment en cause cette aciĂ©rie, et pour chercher quoi ? Un port Cominsern laissĂ© ouvert dans les toilettes ?
â Allez, arrĂȘte. Belic sait quelque chose. Peut-ĂȘtre mĂȘme quâil couvre quelquâun. Il faut lui rentrer dedans. Jây retourne.
â Tu ne vas nulle part, Akkö. Calme. Moi aussi, je me dis que ce train aurait pu me tuer, moi aussi, je me dis que jâaurais pu sauver Arkady avec un peu plus de jugeote, moi aussi jeâŠÂ»
La main dâAkkö sâabat sur mon Ă©paule, ferme mais aucunement menaçante.
« Rebecca, je mâen fous. Câest pas le problĂšme.
â Alors quoi ?
â Tu connais lâhistoire dâArkansk ?
â Non. Jâallais par lĂ -bas de temps en temps pour rĂ©curer les Ă©tables de la berge, câest tout. Un matin de mes dix-sept ans, je me suis rendue compte que trois fondations de monolithes venaient de sortir de la campagne, et voilĂ Arkansk.
â On repasse au bureau. Il faut que je te montre ce que tu nâas pas vu. Emiko, je te dĂ©pose quelque part ?
â Devant le collĂšge, si ça ne te gĂȘne pas. Il faut que jâaille chercher les gamins. AprĂšs, jâirai faire la sieste, si tu as besoin de moi, Reb, appelle aprĂšs dix-huit heures. »
Une neige timide descend des nuages bas et joue dans les lignes jaunes des tramways avant de se transformer en une couche de verglas dĂ©trempĂ© au contact des trottoirs. Les wagons-torpilles de TaĂŻga avancent Ă vitesse rĂ©duite sur la pente qui mĂšne au mĂ©tro, et leurs courbes blanches fument le long des enveloppes de briques rĂ©fractaires qui maintiennent le mĂ©tal en fusion Ă mille deux cents degrĂ©s. Akkö ouvre une chemise en carton. Il en sort une flopĂ©e de photographies sĂ©pia, marquĂ©es aux angles par le poinçon dâun appareil instantanĂ©. Elles ont Ă©tĂ© prises depuis les champs autour de Belica, dans les annĂ©es soixante-dix, Ă une Ă©poque oĂč Orostal produisait encore son propre blĂ©. Le ciel est clair, les monolithes absents. Ă leur place se dresse un complexe de bĂątiments bas, Ă un seul Ă©tage, qui forme un quadrillage gris dĂ©limitĂ© par lâemprise des blĂ©s. Deux autres clichĂ©s, pris dâun angle diffĂ©rent, sont Ă©crasĂ©s par la prĂ©sence dâun Ă©norme silo Ă grain en bĂ©ton. Le soleil est trop haut pour lui donner une ombre et il siĂšge ainsi, impermĂ©able Ă la lumiĂšre.
« Donc ça, câĂ©tait Arkansk avant lâaciĂ©rie ? demandĂ©-je en trempant mes lĂšvres dans mon thĂ©. CâĂ©tait dĂ©jĂ une usine ?
â DâaprĂšs les cartes dâĂ©tat-major de lâĂ©poque, oui. Complexe industriel ArkanskaĂŻa-ZĂ©ro. Je nâai pas de date de construction prĂ©cise, les archives ont Ă©tĂ© effacĂ©es. »
Je me saisis dâune image et la fixe. Lâaplatissement des ombres me laisse une impression hasardeuse, comme si cette gĂ©omĂ©trie de bĂ©ton avait Ă©tĂ© matĂ©rialisĂ©e par lâentremise dâun logiciel de dessin industriel. Je cherche un terminus ferroviaire et Ă la place trouve un parking recouvert dâOtoca colorĂ©es.
« Sans accÚs ferroviaire, ils ne récupéraient pas la fonte de Taïga.
â Câest bien le problĂšme avec Arkansk-ZĂ©ro. Personne ne sait Ă quoi servait la manufacture. Elle Ă©tait physiquement sĂ©parĂ©e du reste dâOrostal, mĂȘme les pĂ©niches ne sâarrĂȘtaient pas sur les berges. Je nâai jamais rien vu en sortir.
â Attends, ce nâest pas juste un kolkhoze ? Des champs de blĂ©, un silo, câest une ferme communale.
â Non. Regarde le mur. »
Je colle mon clichĂ© devant mon nez mais nây trouve rien dâinhabituel.
« Regarde bien. Le mur du silo va jusquâau sol, il nây a aucun espace pour permettre de charger ou dĂ©charger le grain avec des camions. Ce silo, câĂ©tait une maskirovka.
â Un bĂątiment factice⊠pourquoi ?
â Pour Ă©garer les avions-espion cĂ©rulĂ©ens. On a le tĂ©moignage dâun pĂȘcheur indiquant quâil y avait une paire de tuyaux bĂ©tonnĂ©s juste sous lâeau, Ă lâaplomb du complexe sur la berge de lâOro, et quâils aspiraient le courant du fleuve.
â Une prise de refroidissement pour une pile nuclĂ©aire ?
â Ou pour une ferme de serveurs.
â Vous nâaviez pas de gars Ă vous, lĂ -dedans ?
â SolidaritĂ t nâest jamais parvenue Ă infiltrer Arkansk-ZĂ©ro. Tout ce quâon a pu obtenir, ce sont des photos prises Ă la volĂ©e. »
Akkö sort un clichĂ© vertical effectuĂ© Ă la va-vite depuis un appareil camouflĂ© dans un panier en osier. Il montre deux silhouettes floues, surprises dans leur pause cigarette en bas du prĂ©fabriquĂ© le plus excentrĂ©. MalgrĂ© leur coupe semblable Ă celle de la politsiĂ , leurs uniformes sont noirs, avec des passements rouges sur les casquettes. Ce nâest pas la politsiĂ mais la Renseigna MilitarĂ SpĂ©cial, RMS, les services secrets militaires, le poignard de Kaj Mahev.
« Quâest-ce quâils foutaient lĂ ?
â De toute Ă©vidence, ils ne gardaient pas une simple usine. »
Akkö produit deux autres clichĂ©s. Arkansk-ZĂ©ro disparaĂźt, remplacĂ© par un trou bĂ©ant, environnĂ© dâune nuĂ©e de pelleteuses et de grues portĂ©s sur des camions. Lâhorodatage place la photographie il y a quinze ans. Le silo a Ă©tĂ© dynamitĂ©.
« Arkansk-ZĂ©ro a disparu en deux semaines aprĂšs la rĂ©volution, continue Akkö. Le lendemain de la destruction du silo, les ouvriers de la capitale venaient construire le premier four Ă©lectrique. Tu te rends compte ? On a mis cinq ans Ă rĂ©habiliter TaĂŻga-Nord, alors quâArkansk-ZĂ©ro, câĂ©tait fini en six mois. Comme une telle hĂąte intriguait SolidaritĂ t, je suis allĂ© dire quelques mots aux maçons. Tous Ă©taient des immigrĂ©s lysiens, pas un ne parlait cerisĂ©en, jâai rien obtenu Ă part la confirmation quâon leur avait ordonnĂ© de bosser le plus vite possible.
â Qui ça, on ?
â Pierre Jolant, le ministre de lâIndustrie. Lâinstruction venait de trĂšs haut, peut-ĂȘtre directement du SecrĂ©taire dâĂtat.
â Belic travaillait dĂ©jĂ Ă Arkansk, Ă lâĂ©poque ?
â Il nâa jamais officiellement bossĂ© Ă Arkansk-ZĂ©ro, mais il a fait ses armes en supervisant sa dĂ©molition. Avant, il travaillait comme contremaĂźtre Ă TaĂŻga, mais ça, câest dâaprĂšs les archives, et Liztja est la preuve quâelles se falsifient aisĂ©ment. Je ne pense pas que monsieur lâingĂ©nieur soit un ancien de la politsiĂ , par contre, quâil sache trĂšs bien sur quoi a Ă©tĂ© construit Arkansk, et ce qui sây cache, ça me paraĂźt tout Ă fait probable. Ă lâĂ©poque, le ministre semblait lâavoir Ă la bonne, mais de lâeau a coulĂ© sous les ponts. Je doute que Belic soit protĂ©gĂ©, aujourdâhui. Câest pour ça que je te dis quâon devrait lui rentrer dedans.
â Laisse tomber. Il sait quâil a merdĂ© en ne configurant pas correctement ses rĂ©seaux, et que si une enquĂȘte du ministĂšre lui tombe dessus, elle va dĂ©nicher des Ă©lĂ©ments pas trĂšs rĂ©jouissants concernant le vieil Arkansk, ce quâon y a fait et la maniĂšre dont on a rĂ©habilitĂ© le site. DâoĂč lâĂ©cran de fumĂ©e avec les grues Madrague et son absence de coopĂ©ration, câest tout. Mais ça ne nous aide pas avec Yasmina. »
Akkö va coller son nez Ă la vitre et regarde sâenvoler la fumĂ©e de sa tasse. Un tramway ahane et une sonnette rĂ©sonne. Une nuĂ©e de mĂ©tallos sâĂ©gaye avec ses vĂ©los depuis les hangars de Belica.
« Pendant que vous Ă©tiez chez Belic, jâai tĂ©lĂ©phonĂ© aux archives centrales pour savoir si cette Yasmina, si jamais câest bien son vrai prĂ©nom, figurait dans les dĂ©pĂŽts de la politsiĂ qui ont survĂ©cu. Ils nâont rien. Tu seras en outre ravie de savoir que deux mille six cent cinquante ouvriĂšres prĂ©nommĂ©es Yasmina sont passĂ©es par Orostal des annĂ©es trente aux annĂ©es soixante-dix. » Il sort une cigarette mais ne lâallume toujours pas. « Jâen ai tellement connu, des Yasmina. Des femmes et des hommes qui ont croisĂ© le chemin de la politsiĂ pour une raison ou pour une autre, gĂ©nĂ©ralement idiote, et qui nâont jamais revu le jour. Quand je me suis fait dĂ©busquer et que les rouge-vert mâont passĂ© Ă la gĂ©gĂšne et au sac Ă eau pendant six semaines, câĂ©tait la rĂšgle du jeu, jâavais acceptĂ© la mort comme hypothĂšse de travail. Je savais que je serais torturĂ©, Ă©gorgĂ© et balancĂ© dans une fosse commune si je ne parvenais pas Ă mâĂ©vader. Eux savaient que si je devais tuer pour mâĂ©chapper, je le ferais sans remords, sans mĂȘme vraiment y penser, parce que nous Ă©tions ennemis. Mais les Yasmina, celles qui nâavaient rien fait, celles qui nâavaient rien dit, elles nâont jamais consenti Ă rien.
â Tu ressens de la culpabilitĂ©, câest ça ? Tu te dis que les personnes comme Yasmina ont souffert du durcissement du rĂ©gime causĂ© par les activitĂ©s des cellules comme SolidaritĂ t, et donc tu veux dĂ©placer cette faute supposĂ©e en cherchant une personne Ă incriminer.
â Tu ne mâas pas habituĂ© Ă une telle clairvoyance psychologique.
â Je nâai aucun mĂ©rite. Câest dans Madame Papillon, la culpabilitĂ© dĂ©calĂ©e est la principale motivation du capitaine Trandot au sixiĂšme acte, un sacrĂ© personnage, dâailleurs, son duo est trĂšs dur Ă chanter, jâai entendu des tĂ©nors de classe mondiale se casser les dents dessus.
â Merci pour la leçon de littĂ©rature. TrĂšs bien essayĂ©, mais je pense ĂȘtre plutĂŽt impermĂ©able Ă la culpabilitĂ©. Je nâai jamais Ă©prouvĂ© ce sentiment.
â Quâest-ce que tu ressens en pensant Ă Yasmina, alors ?
â Lâimpression diffuse de ne pas avoir terminĂ© mon travail.
â Dâinspecteur ou de militant de SolidaritĂ t ?
â Les deux.
â Moi jâai surtout lâimpression dâavoir Ă©tĂ© Ă deux doigts de me faire rouler dessus par un train.
â Cela ne me touche pas.
â Le grand guerrier nâa pas peur de la mortâŠ
â Je suis aussi prĂ©tentieux que ça ?
â Non. Je suis juste sur les nerfs.
â Bon. Lâattaque sur Arkady Ă©tait ultraviolente, dâaccord, mais aussi dâune grande prĂ©cision. La sortie de la locomotive avec un dĂ©tachement des wagons pour Ă©viter un sur-accident, câĂ©tait bien calculĂ©, il y avait une vraie volontĂ©, bien dirigĂ©e, on a affaire Ă un tireur dâĂ©lite, pas Ă un assassin fou.
â Oui, enfin, si ce char avait basculĂ©, je serais une flaque Ă©crasĂ©e dans les graviers.
â Certes, mais le train aurait pu faire dâautres victimes parmi les recycleurs. CâĂ©tait prĂ©cis.
â Câest comme ça que tu tuais ?
â On Ă©tait condamnĂ©s Ă la prĂ©cision Ă cause du manque de moyens, mais pour moi, il sâagissait aussi dâune question dâĂ©thique politique. Les dĂ©gĂąts collatĂ©raux Ă©taient un mal nĂ©cessaire mais ça ne donnait pas un blanc-seing pour grenader des Ă©coles. Jâai le sentiment que le tueur du rĂ©seau a la mĂȘme Ă©thique.
â On a failli se faire Ă©craser, merde !
â Mais on ne sâest pas fait Ă©craser.
â Tu me fatigues.
â Je me fatigue aussi trĂšs souvent.
â On a dĂ©jĂ trop dâemmerdes pour que tu commences Ă mâexposer le manuel du parfait petit terroriste.
â La maniĂšre dont tu as prononcĂ© ce mot me fait deviner une insulte, mais jây suis indiffĂ©rent. Semer la terreur pour obtenir un but politique nâest quâune corde comme une autre Ă lâarc rĂ©volutionnaire, et elle est parfaitement lĂ©gitime. Pour les KaulĂ , câĂ©tait la seule. Pour faire tomber Mahev et ses caciques, il a fallu poser des bombes, fusiller, Ă©gorger, atteindre le cĆur. Regarde Milsic. Elle nâaurait pas Ă©tĂ© mise sous pression par le meurtre de Litzja, elle nâaurait pas cherchĂ© Ă fuir par lâextĂ©rieur du dirigeable et elle ne serait pas ainsi exposĂ©e Ă la grue de Nevski. La peur dĂ©busque le gibier.
â Tu penses que le tueur est un ancien de SolidaritĂ t, alors ?
â Ou de la politsiĂ . Nos mĂ©thodes nâĂ©taient pas si dissemblables.
â La vĂ©ritĂ© câest quâon a rien de rien et en parle en rond. Litzja et Milsic parleront plus jamais, la piste informatique est une suite de symptĂŽmes sans causes, je nâai aucun motif Ă fouiller chez Belic, Maheut ne va pas me donner une autorisation de perquisition dans Arkansk juste parce que lâaciĂ©rie a Ă©tĂ© construite sur un site secret, on a trois morts, on est amochĂ©s, on brasse du vent, il est dix-neuf heures, alors moi, je vais me coucher. On verra demain. »
Akkö repose sa tasse vide. Les ouvriers sont partis et les entrailles de Belica béent, désertées.
Bon sang quâil fait froid dans la rue qui mĂšne Ă mon appartement, quand Belica se repose et que ses machines nâexhalent plus leurs jets de vapeur Ă travers les soupiraux. Quâest-ce quâil fait sombre, aussi, lĂ oĂč les rĂ©verbĂšres sâarrĂȘtent pour laisser place aux lanternes Ă gaz qui nâont pas Ă©tĂ© allumĂ©es depuis la rĂ©volution, dans ces espaces resserrĂ©s qui ne connaissent jamais les phares des tramways. Au moins, il nây a pas de grues, pas dâautomates, pas de chariots Ă©lĂ©vateurs en vue, rien que le Cominsern puisse employer pour mâatteindre, pour me faire taire, encore que je fasse un tĂ©moin bien inutile, alors que je ne suis parvenue quâĂ regarder Arkady se faire tuer sans rien pouvoir faire, parce que quâest-ce quâune pauvre inspectrice de la militsiĂ peut bien faire contre un fantĂŽme qui rĂŽde dans lâĂąme mĂȘme dâOrostal ? Je me retourne pour vĂ©rifier si je ne suis pas suivie, je trouve la rue parfaitement vide et me dit que câest un rĂ©flexe bien idiot, car je ne sais mĂȘme pas comment on dĂ©fait une filature. Peut-ĂȘtre quâAkkö pourrait me lâenseigner ? Bien sĂ»r quâil peut. Il doit aussi savoir comment arracher des dents, comment vider un chargeur dans le cĆur dâun homme.
Une ombre au coin de la rue, un casque jaune ; Pauline mâaborde sur le chemin du retour Ă son appartement, deux rues plus loin. Elle me hĂšle.
« Hé.
â HĂ©.
â Comment tu vas ?
â Mal.
â Jâai trouvĂ© quelque chose qui devrait tâintĂ©resser.
â Tu as une rĂ©duction sur une guitare Ă©lectrique ?
â HĂ©las ! Plus terre Ă terre. Pendant que tu rĂŽdais Ă Arkansk, je suis repassĂ©e dans le dĂ©pĂŽt dâOK-LB. Mon Ă©quipe a passĂ© la journĂ©e Ă trier les enregistrements jetĂ©s lĂ -dedans par la politsiĂ . Deux tonnes de bobines magnĂ©tiques, tu te rends compte ? Et on a trouvĂ© ça, au milieu du tas. » Elle me tend une boĂźte Ă chaussures, qui contient un foulard en soie blanche brodĂ© de flamants roses et dâours joyeux, un manteau dĂ©vorĂ© par les mites, une longue jupe plissĂ©e, des escarpins, une paire de lunettes de vue brisĂ©es, trois touches noires de piano Mogge-Un et deux fioles transparentes qui contiennent un reste de pilules oblongues. Un vague fantĂŽme de parfum flotte dans les replis du foulard, lilas et myrtilles, le mĂȘme que celui dâEmiko. Tous les objets sont enrubannĂ©s avec des adhĂ©sifs pour scellĂ©s de la politsiĂ .
« Câest le rĂ©sultat dâune exĂ©cution, dis-je. Manteau, chaussures, pantalon, lunettes, ce sont les affaires dâune personne qui vient de se faire incinĂ©rer par la politsiĂ . »
Un badge de Belica dĂ©passe du manteau et la graphie empattĂ©e de ses caractĂšres me ramĂšne au souvenir des fausses cartes que les marchands de sommeil fabriquaient pour les immigrĂ©s lysiens, mal fichues, mal copiĂ©es, qui ne tenaient que par la grĂące des pots-de-vin donnĂ©s aux sous-fifres de la politsiĂ , mais il est authentique. Je le retourne, jâai un nom de famille : Soloviova. Yasmina Soloviova. Je fais rouler les mĂ©dicaments dans ma paume. Les Ă©tiquettes sont toujours lisibles.
« Ziprasidone et olanzapine. Tu sais ce que câest ?
â Jâai une tĂȘte Ă ĂȘtre mĂ©decin ?
â Tu es responsable de la sĂ©curitĂ© de ton Ă©quipe.
â Oui, ben jâai pas lâhabitude de leur administrer des mĂ©dicaments. Dans le pire des cas, je distribue des ampoules de vitamine D Ă ceux qui souffrent trop du manque de lumiĂšre.
â Dâaccord. Merci. Il faut que je passe par lâAutostrata. Attends-moi pour monter sur la scĂšne du Kino. »
Des salves de lumiĂšre rouge battent lâatmosphĂšre enfumĂ©e de la boĂźte de nuit. Ce nâest pas Francesco aux platines, mais une KaulĂ de Toundra, dont la criniĂšre bleue sâagite derriĂšre un amas de synthĂ©tiseurs et une armĂ©e de baffles grondantes. Sa musique chaloupe et frappe sur un rythme syncopĂ©, soulignĂ© par des lignes de basse grinçantes, drĂŽle de style que je ne connais pas. Je trouve Francesco suspendu Ă un hamac dans sa loge, un bras sorti de sa couverture pour assembler un squelette de mĂ©lodie sur lâun de ses innombrables synthĂ©tiseurs. Ses lunettes brillent alors quâil se tourne vers moi.
« HĂ©, inspectrice. Jâai pas fait de sample, ce soir.
â Je ne viens pas pour ça. Tu tiens le coup ?
â Pourquoi ne devrais-je pas ?
â Tu viens de voir un homme se faire Ă©craser par une grue.
â Jâai depuis longtemps dĂ©cidĂ© que le monde ne me troublerait plus. Je suis le plus grand artiste disco-Ă©lectro quâOrostal ait jamais connu, je ne mâarrĂȘte pas Ă des dĂ©tails aussi triviaux quâun peu de sang sur une voie de chemin de fer quand ma ville natale est construite sur un cimetiĂšre !
â CrĂąne pas, ça te va mal au teint.
â Ok. Jâai dĂ» rouvrir mon armoire Ă merveilles pour arriver Ă me calmer. Je me demandais si mes anxiolytiques avaient dĂ©passĂ© leur date de pĂ©remption et il se trouve que ce nâest miraculeusement pas le cas. Ou alors câest lâeffet placebo, je ne sais pas. En tout cas, jâai dĂ©branchĂ© lâAutostrata du Cybersyn en coupant notre faisceau optique Ă la pince. Il y a trop de trucs qui peuvent me tuer dans ce bĂątiment. Jâattends un appel furax des ingĂ©nieurs rĂ©seau de Belica dâun instant Ă lâautre, mais il nây a rien eu jusquâici.
â Je pense que câest parce que tu as aussi coupĂ© le tĂ©lĂ©phone.
â Ah. Oui. Câest reposant, non ?
â Pauline a trouvĂ© deux fioles dans une boĂźte qui contenait les affaires de cette Yasmina. Jâaimerais les identifier.
â Demande Ă un mĂ©decin.
â Ils sont fermĂ©s Ă cette heure-ci. Jâai de lâolanzapine et de la ziprasidone, tu sais ce dont il sâagit ?
â Ouais, ça me dit quelque chose.
â Tu en as dĂ©jĂ consommĂ© ?
â Je visite le psychiatre pour troubles dĂ©pressifs, pas pour une psychose, mais je me documente.
â Tu entends quoi par psychose ? Câest vague, comme terme.
â Je suis pas certain. Des troubles de la personnalitĂ©, je crois, mais sinon jâen sais rien. On en filait facilement Ă certains patients avant la rĂ©volution, mais tu imagines bien que je nâavais pas leurs dossiers. En tout cas, je me souviens que la politsiĂ gardait les chambres de ces gens-lĂ Ă lâhĂŽpital.
â Francesco, concentre-toi sâil te plaĂźt. On ne met pas des gardes devant une personne qui souffre dâun banal trouble psychiatrique, câĂ©taient qui ces patients, des prisonniers ?
â Jâen sais rien. Ă lâĂ©poque on foutait des flingues partout, dâaccord ? Rebecca, jâai un set dans une heure, mon remix est pas prĂȘt et je cherche encore la mĂ©lodie dâintro. Tu veux mon historique mĂ©dical ou on sâarrĂȘte lĂ ?
â Qui Ă©tait ton mĂ©decin, Ă lâĂ©poque ?
â Il nây avait quâune seule psychiatre Ă Orostal sous Mahev, te fatigue pas. Je suis passĂ©e par son bureau quand la politsiĂ me soupçonnait de bipolaritĂ©, je voulais vraiment pas que le diagnostic soit confirmĂ©, et heureusement elle mâa Ă©vitĂ© la prison mĂ©dicale. Elle mâa juste prescrit des anxiolytiques, Madone soit louĂ©e.
â Tu te souviens de son nom ? »
Il tape quelques notes sur son Mogge.
« Ouais. Elle sâappelait Marie MorĂšvna.
â Comme lâhĂ©roĂŻne de Koschei ? SĂ©rieusement ?
â Beaucoup de mĂ©decins exerçaient sous pseudonyme. Je sais que tu nâas pas connu çaâŠ
â Non. En dix ans dans les caves, jâai vu deux infirmiĂšres.
â Tâas rien ratĂ©. LâhĂŽpital dâOrostal, câĂ©tait un donjon. La moitiĂ© des patients qui y entraient ressortaient dans une prison mĂ©dicale. Dans le meilleur des cas, ça se finissait Ă la chaĂźne dâassemblage de Belica-Trois oĂč on fourrait les amputĂ©s et les aveugles. Tu comprends bien pourquoi les mĂ©decins ne se montraient pas Ă visage dĂ©couvert. Fournisseur de prison, câest une profession risquĂ©e. Mais MorĂšvna, ou quel que soit son nom, câĂ©tait une femme bien. Elle essayait de faire son travail malgrĂ© tout. Jâai jamais compris comment elle a fait pour durer autant de temps dans cette citadelle.
â Vous nâavez pas gardĂ© de liens ?
â On a eu une correspondance Ă©pistolaire pendant quelque temps, elle a arrĂȘtĂ© de me rĂ©pondre il y a deux ans, je crois quâelle est tombĂ©e malade. » Francesco se balance sous son hamac et tire un carnet des trĂ©fonds de son tas de pianos. « Tiens, jâai gardĂ© son adresse, trente-deux, rue des Ajoncs, Sainte-Saline.
â Câest loin en amont. Quâest-ce que MorĂšvna est allĂ©e faire lĂ -haut ?
â Tu pourras lui poser la question toi-mĂȘme. Si tu as besoin dâune barque, je te loue la mienne pour dix rĂšn la journĂ©e.
â Et moi je prends dix rĂšn par set avec ma voix samplĂ©e.
â Ah oui quand mĂȘme ! Tu es un requin.
â Moins que toi. »
Il se balance un peu sur son hamac. Le va et vient des basses sâenroule autour de lui et, dans le scintillement de ses lunettes, je finis par voir un fragment dâĂ©lĂ©gance triste, comme celui que jâaperçois parfois dans les yeux des punks du Kino. Il descend de son hamac, trottine jusquâĂ son bureau, farfouille et finit par me tendre une liasse de billets. Il y en a pour sept cents soixante-dix rĂšn.
« Tiens. Jâai jouĂ© le morceau avec ta voix soixante-dix sept fois Ă lâAutostrata, jâai gardĂ© le compte.
â Francesco, tu pensais vraiment que je me foutais pas de toi ?
â Mais tu veux quoi, alors ?
â Un crĂ©dit ! Mon nom sur tes cassettes, câest tout ce que je veux, câest pas compliquĂ© ! Je ne veux pas quâon mâoublie, comme quand jâĂ©tais dans cette putain de cave ! Câest compliquĂ© Ă comprendre, ça ? »
Il me regarde avec les yeux en rond de flanc. Le boutiquier a remplacĂ© lâĂ©phĂ©mĂšre punk.
« Ah. Ah oui. Câest pas bĂȘte. Câest vrai que câest pas bĂȘte. Ils nomment pas nâimporte qui Ă la militsiĂ , finalement. »
Je pars en me retenant de lui en coller une.
Il y a du monde au Kino, parce que les mĂ©tallos de TaĂŻga ont Ă©tĂ© libĂ©rĂ©s de leurs obligations un peu plus tĂŽt que dâhabitude pour un inventaire gĂ©nĂ©ral et une inspection des grues par les ingĂ©nieurs. Je suis certaine quâils ne trouveront rien Ă se mettre sous la dent, sinon quelques rats grillĂ©s par les cĂąbles et des lignes de code mal optimisĂ©es. On sâarrĂȘte au bar pour dĂ©cider de la chanson quâon va passer avant que les punks ne commencent leur tour de scĂšne. Emiko a une journĂ©e de travail dans les reins, elle veut jouer quelque chose qui ne soit pas trop complexe ; Pauline, qui elle a passĂ© lâaprĂšs-midi Ă ramper sous un wagon-torpille en panne, souhaite au contraire quâon passe une chanson qui lui permettrait dâagiter son dos cassĂ©. Je coupe court aux discussions en dĂ©cidant quâon jouera Tuer en son nom, le vieux tube anti-flics des annĂ©es soixante-dix. Pauline proteste, câest plutĂŽt le domaine des punks, mais je suis dĂ©jĂ sur lâestrade, Ă rĂ©viser les paroles sur mon carnet et Ă rĂ©gler le micro. Je me sens flotter face au public, plus dense et plus consensuel que dâhabitude, qui attends du rock pour danser, ou une balade revisitĂ©e, et qui va se prendre un flot de violence en pleine face.
Mon apprĂ©hension sâenvole dĂšs que Pauline attaque le riff, parce quâavant dâĂȘtre une chanson politique, Tuer en son nom est un sacrĂ© morceau de guitare, avec des mesures sourdes et puissantes qui font trembler les baffles, dont la brutalitĂ© est dâune grande satisfaction Ă mes oreilles. Quand Emiko attaque avec la batterie, jâattrape le micro, je me dis que je vais chanter et pourtant je me retrouve Ă hurler, car Tuer en son nom se dĂ©gueule et se crie de rage, elle parle des morts de la rĂ©volution, des bourgeois-nationalistes et de leurs chiens de garde quâil faut saigner, de la politsiĂ et des soldats de bonne famille. Et moi je hurle ma haine, je crie que je veux rĂ©pliquer, que je veux dĂ©charger un flingue dans le visage dâun flic, que je veux lui arracher la tĂȘte et la pendre Ă un cadre de porte par la colonne vertĂ©brale, parce que câest la teneur exacte de cette chanson, parce que Tuer en son nom est un appel Ă la rĂ©sistance par le meurtre, et en dĂ©roulant sa brutalitĂ© je pense Ă Yasmina Soloviova, Ă cette femme malade que la politsiĂ a embarquĂ© parce que câĂ©tait facile, parce quâelle ne rĂ©sisterait pas, parce que la politsiĂ Ă©tait faite de tueurs, de violeurs, dâassassins de mĂšres, parce quâils ne mĂ©ritaient aucune pitiĂ©, comme tous les flics, comme tous les batteurs de pavĂ© ; je hurle et on ne me jette pas hors de la scĂšne, et les punks battent la mesure avec moi, et les mĂ©tallos regardent leur inspectrice se transformer en furie, et ça me plaĂźt, et mon cĆur frappe comme une batterie dâartillerie, et mes cris font trembler les poutres du Kino.
Au moment oĂč Pauline va reprendre le refrain, je me sens soudainement Ă ma place, les pieds sur la scĂšne, la tĂȘte rejetĂ©e en arriĂšre, mes cheveux lĂąchĂ©s dans mon dos, la gorge enflammĂ©e par mes hurlements ; parce que je suis une enfant de Lys et de Cerisier, parce que je suis une survivante du grand siĂšcle, parce que je suis la fille dâune femme assassinĂ©e et peut-ĂȘtre la future mĂšre dâun enfant libre, parce que je suis une fonctionnaire du peuple enfin souverain, parce que je suis Rebecca Pavli, parce que je suis une citoyenne de la grande, terrible et ruinĂ©e Orostal.
Partie 7 Retour aux nouvelles du PÎle Cliché par Vyacheslav Argenberg, CC-BY-NC-SA.